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  • Photo du rédacteurValérie Gillet

L’insoutenable légèreté du plateau de fruits de mer

Dernière mise à jour : 18 juin 2021


Étrangement, ce qui me fait le plus envie au sortir de cette longue période d’enfermement domestique, ce n’est pas le steak bleu + bouteille de Malbec + gâteau au chocolat noir que l’on s’attendrait à m’entendre commander. Ce qui me donne l’eau à la bouche, c’est un plateau de fruits de mer accompagné d’un vin blanc bien glacé. Je partage cette affection pour les coquillages et crustacés avec feu ma génitrice. Et avec une autre rencontre improbable.


Chaque année, c’était pareil. Nous faisions nos valises dans la tourmente. Je m’asseyais sur la mienne pour la fermer. Ma mère, elle, ne prenait même pas la peine de faire semblant : elle prévoyait un sac à part uniquement pour ses chaussures. Sac que je serais bien entendu priée de porter tout en tirant les deux énormes valises à roulettes. Elle me suivrait en trottinant dans les gares du sud de la France, Camel se consumant nonchalamment entre les doigts, demandant de sa voix à la fois voilée et un peu haut-perchée : « Valérie, Valériiiiiie ! Es-tu absolument certaine que nous sommes sur le bon quaaaaaai ? »


Du haut de mes 16 ans, il m’appartenait de nous amener à bon port en train-couchettes depuis ma bourgade liégeoise natale. Mon père ne m’aurait jamais pardonné d’avoir abîmé sa mini blondinette d’épouse. Ma maman était dotée de qualités intellectuelles exceptionnelles, mais d’un sens logistique et géographique frôlant la lobotomie cérébrale. À la sortie du train, elle restait plantée sur le quai, attendant que j’embarque les bagages, que je lui allume sa clope et que je hèle le taxi qui nous amènerait dans notre lieu de villégiature : notre petite résidence secondaire argelésienne.


Pour moi, c’était le début de trois semaines de liberté, entourée de ma meute de potes de vacances. Mais avant de prendre mes quartiers d’adolescente bohème sur la plage et de démarrer la saison des soirées sangria/No Woman no cry, je devais m’acquitter de mon tribut à ma suzeraine. Il me fallait inévitablement jurer allégeance estivale à Dame Hélène en l’emmenant faire deux choses : boire un Pastis et dévorer un énorme plateau de fruits de mer.


Il s’agit là de l’un des rares souvenirs non conflictuels de mes relations adolescentes avec ma mère. Hélène et moi, ce fut l’amour plutôt vache dans les années 90. Je chéris d’autant plus ces moments précieux où cette dame respectable d’1m52 et 40 kg me disputait le moindre bigorneau avec un appétit surréaliste et une délectation inhabituelle. Une joie pure, enfantine, ludique chez la quadragénaire la plus complexe qu’il m’ait été donné de rencontrer, à part moi-même vingt-cinq ans après.


Une quinzaine d’années plus tard, au détour d’une rencontre virtuelle fortuite, je me retrouve un soir chez Georges, incontournable écailler bruxellois très « vieille Belgique ». En face de moi est installé, non pas une petite blonde au regard bleu perçant, mais un homme, un vrai. Un monsieur poilu, bourru, élusif et beau parleur. Beaucoup trop sûr de son ascendant et de son intelligence. Et bien plus vieux que moi.


Cet homme, avec qui je corresponds dans une succession ininterrompue de missives électroniques « old school with a twist », me fascine. Il écrit plus que décemment sur une kyrielle de sujets, ce qui est rare à notre époque. Il sait tout sur tout et rien sur rien. Il manie la concision épistolaire et la culture générale inutile tel Kaa dans le Livre de la jungle : pour hypnotiser la gente féminine since 1982. Or so I guess. Et cela me fait sourire.


Je n’ai nullement confiance, mais je m’engouffre dans la brèche. J’ignore pourquoi je plonge dans le terrier du lapin blanc comme une assoiffée en plein désert. Rien dans ses histoires d’ancien combattant punk ni dans ma situation de jeune maman solo trentenaire récemment divorcée ne m’y incite. Ce n’est absolument pas l’homme de ma vie. Mais notre manège est comme une petite musique vaguement familière, une joute intellectuelle stimulante.


Il m’aura fallu presque dix ans pour faire le rapprochement. Je pensais que j’avais projeté dans ce quinquagénaire enjôleur mon besoin d’une figure paternelle protectrice. Or, un père tout-puissant, omniprésent et protecteur, j’en ai déjà un. En revanche, au moment même où, la deuxième bouteille de Pouilly vidée dans un joyeux bordel iodé, totalement ivre tout comme moi, ce monsieur me pique mes bigorneaux pour me les lancer avec l’œil qui crolle d’une joie simple et puérile, ma maman est en train de succomber lentement et irrémédiablement à un cancer de la gorge.


Et j’en crève qu’elle parte comme ça, bêtement, à 62 ans.


Aujourd’hui, je relis nos échanges et soudain tout me paraît limpide. La mise en abyme. Le rebond post-divorce. L’électrochoc peu complaisant mais tellement stimulant. Le réveil intellectuel. La surenchère culturelle.


L’éternelle élusivité d’une relation humaine où la drôle de tendresse maladroite est partout, très vague mais tenace.


Le plateau de fruits de mer a été englouti. Le vin a coulé à flots. Il m’a offert un dessert. Nous sommes dans un état d’ébriété qui dépasse l’entendement. Soudain il me regarde dans les yeux, met sa grosse paluche sur la mienne et me dit : « Ca ne va pas le faire. Je ne suis pas disponible, pas en état, pas prêt à ça. » Je tire sur ma robe en plissant les yeux. J’ai un petit sourire en coin. Les hommes sont faibles.


Pendant que j’entre avec tourteau, pertes, fracas et demi-coma éthylique dans ma vie de trentenaire célibataire, l’étincelle dans les yeux perçants d’Hélène s’éteint un peu plus chaque jour. Je ne peux plus rien pour elle, mais je continuerai à chercher chez autrui cette stimulation de l’esprit qu’elle m'a léguée.


Héritage bien lourd à porter.


Il peut paraître peu flatteur, voire émasculateur, de comparer un amant à sa mère.


Pourtant, pour ceux qui ont connu la mienne, c’est un putain de compliment.

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