Valérie Gillet
La cour de récré
Dernière mise à jour : 18 avr. 2022

Le monde du travail est comparable aux cours d’école dont les garçons accaparent 90 % pour jouer au foot, reléguant les filles sur 10 % de la surface restante. À l’inverse, la parentalité et la domesticité demeurent presque exclusivement l’apanage, ou plutôt la « mission divine », des femmes, à qui on demande de travailler comme si elles n’avaient pas d’enfants et d’élever leurs enfants comme si elles ne travaillaient pas. Tout en étant nettement moins bien rémunérées et soutenues que les hommes, qui eux sont récompensés lorsqu’ils se reproduisent. À quelques très rares exceptions près, il n'y a toujours pas de place au centre des cours de récré pour les mères impliquées qui veulent faire carrière sans se sacrifier sur l'autel domestique.
De nos jours, on aime mettre en avant les femmes qui se battent, celles qui jonglent et qui réussissent tout en restant belles, athlétiques et en ne faisant pas leur âge. Les guerrières. Les warriors.
Les exceptions.
Je ne suis pas exceptionnelle. Je fais mon âge. Je ne suis pas athlétique. Je suis célibataire depuis… quand déjà ? Je suis divorcée et je n’ai jamais « refait ma vie ». Je ne jongle pas toujours très bien et je n'ai pas des enfants modèles. Et surtout, ma carrière n’est vraiment pas ce qu’elle aurait pu être.
Je fais ce que je peux et je ne m'en sors pas trop mal, mais ce n’est pas non plus une success story. Depuis mon entrée dans l’âge adulte, ça a toujours été difficile pour moi, en particulier depuis mon arrivée dans le monde du travail « moderne ». Je trouve ça un peu injuste, car je suis une femme intelligente, compétente et ultra formée, mais aussi une bonne mère et une bonne maîtresse de maison, ainsi qu’en son temps une compagne et amante fidèle et attentionnée.
Pourquoi ai-je l’impression d’avoir tout foiré ?
Tout simplement parce que la cour de récré n'est pas conçue pour que je m’y épanouisse. Car je ne suis ni un homme ni une exception.
Lorsque j’ai annoncé ma première grossesse à 27 ans, mon employeur de l’époque m’a répondu deux choses : « On ne te félicite pas » et « Vu tes choix de vie, n’espère pas obtenir d’augmentation ». Mon ex-conjoint, lui, n’a fait que grimper les échelons depuis qu’il est devenu papa. J’ai deux masters et une flopée de spécialisations, tous empochés les doigts dans le nez. Lui a un baccalauréat obtenu de très haute lutte. Pourtant, sa carrière dans le monde de l'entreprise a décollé dès qu'il est devenu parent, alors que la mienne s'est écrasée comme une crêpe dès que mon ventre a commencé à s'arrondir.
Ce monde du travail « moderne », je l’ai donc quitté un an après la naissance de ma fille, parce que je pouvais gagner le double en travaillant à domicile comme indépendante. Et heureusement pour la suite de ma vie professionnelle et ma future monoparentalité que cette option m'était ouverte, sinon je serais probablement à la rue à l'heure qu'il est. C’était de toute manière systématiquement moi qui gardais mon bébé quand elle était malade (c’est-à-dire tout le temps) alors que je gagnais à l’époque la même chose que le papa de ma fille. La question ne se posait même pas pour lui. Il allait de soi que la santé de notre enfant était ma responsabilité, pas la sienne. De son côté, mon employeur ne me rémunérait pas ces congés sans solde tout en me confiant quand même du travail que j’accomplissais gratuitement à domicile parce que je me sentais coupable de ne pas pouvoir aller au bureau.
On me l’inventera à grand renfort de légendes urbaines sur la sœur de la cousine du frère de la voisine qui dirige une entreprise de 346 employés avec trois enfants, un chien et un lapin et dont le mari avocat d’affaires, qui gagne 10 000 € nets par mois, prend le temps chaque jour d’aller chercher les gamins à l’école à 15h30 pour les conduire au judo, à la danse et à la natation ou chez le pédiatre avant de faire tourner les machines de la semaine, de préparer le repas du soir, de repasser le linge et de faire un cunnilingus quotidien à son épouse : dans la société actuelle, il est impossible pour l’écrasante majorité des mamans de mener de front une parentalité épanouie ET une carrière à la mesure du potentiel de femmes avec 7 ou 8 ans d’études derrière elles.
Les mères hyper impliquées se tirent donc des balles dans le pied à coups de réductions de temps de travail et, comme moi, de reconversions dans des secteurs assez mal rémunérés. Et elles se retrouvent dans la merde en cas de divorce alors que l’autre parent a vite fait de rebondir et de poursuivre son bonhomme de chemin professionnel et personnel.
Pourquoi TOUTES les femmes ne pourraient-elles pas TOUT avoir si elles le méritent ? Pourquoi l’un des membres d’un couple, l’un des parents, l’un des genres, donc, serait-il par principe prioritaire ? On a beau le dire et le répéter, personne n’y croit vraiment, à cette égalité parfaite, pas même les femmes.
Pour les monomamans indépendantes avec une seule source de revenus, c’est la double peine. On bosse dur pour gagner suffisamment pour nourrir nos enfants, mais on est inévitablement au-dessus de tous les seuils. L’État nous ponctionne autant que les autres sans nous soutenir en retour. Les allocations familiales ne sont majorées que sous un certain revenu plancher, qui rend d’ailleurs impossibles la pérennité financière, l’éducation décente d’enfants et une vie digne. Les ex-conjoints, paient, quand ils le veulent bien, des dotations mensuelles négligeables, péniblement négociées sous l’œil méfiant de juges qui lèvent le sourcil en nous réprimandant pour notre gourmandise. Il faudrait en plus qu’on dise merci sans jamais rien réclamer pour les classes vertes, les cours particuliers de physique, le voyage scolaire au ski ou le remplacement de la paire de lunettes cassée pour la énième fois, au risque de passer pour des profiteuses.
Bref, on se débrouille comme on peut avec ce qu’on a. Pourtant, le soutien aux familles monoparentales (et aux mamans en général), ça devrait être une priorité. Cela en dit long sur l’état de notre société et les valeurs qu’elle privilégie. On jette toujours les mamans seules sous le train alors qu'on récompense bien souvent les papas qui se reproduisent, qu’ils élèvent ou non effectivement leurs enfants.
Bien sûr, mamans seules ou pas, ces enfants, sauf accident de parcours, personne ne nous force à les faire. C’est un choix de vie que nous posons. Mais les pères aussi l'ont fait, ce choix. Et quand nous faisons des enfants sans pères, on ne manque pas de nous le reprocher. Idem quand nous n’en faisons pas. Lorsque nous en faisons, nous assurons littéralement la pérennité de notre espèce. Ce n’est pas si mal, comme engagement humain. Ça mériterait un peu plus de reconnaissance et de respect.
S’il faut un village pour élever un enfant, il est où notre village, à nous, qui élevons les humains de demain ? Pourquoi ne sommes-nous pas une priorité ? Pourquoi devrions-nous nous sacrifier des enfants qui seront les futur.e.s citoyen.ne.s de la société tout entière ?
Lorsque nous sommes en couple, pourquoi devrions-nous privilégier la carrière et l’épanouissement d’un conjoint, en assumant toujours presque exclusivement les fonctions parentales et domestiques alors que nous travaillons aussi ? Pourquoi continuons-nous à élever nos garçons différemment de nos filles, à qui on inculque des compétences domestiques en précisant qu’elles auront pour tâche essentielle de se mettre au service d’autrui : leur future marmaille bien sûr, mais avant tout leur futur compagnon, à qui on n’a jamais appris à s’autogérer et à gérer un ménage ?
Bien entendu, il y a des mères démissionnaires et des pères impliqués ; des femmes qui brisent tous les plafonds de verre et des hommes qui choisissent de rester à la maison pour élever leurs enfants ; des femmes paresseuses et dépensières et des hommes qui offrent seuls à leurs bambins tous les moyens matériels, logistiques et affectifs dont ils pourraient rêver et bien plus.
Il y a des exceptions.
Comme l’écrasante majorité d’entre nous, je ne suis pas une exception.
Quel sacrifice financier, matériel, professionnel, personnel, amoureux, sentimental, temporel et sociétal coûte toujours aux femmes non exceptionnelles la décision de faire des enfants et… d’avoir une famille ?
Donnez À TOUTES les femmes la moitié de la cour de récré ! Et ce faisant, contraignez TOUS les hommes à réaménager la leur !
Ou mieux encore, jouons ensemble dans la même cour, selon les mêmes règles !
Le monde n’en sera que meilleur. Moins propice aux success stories et aux conférences TED, mais plus juste.