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Photo du rédacteurValérie Gillet

S’en(an)crer

Dernière mise à jour : 19 mai 2021



On me demande (beaucoup trop) souvent pourquoi je me fais du mal pour des dessins indélébiles qui ne me plairont peut-être plus dans dix ans. La question est totalement à côté de la plaque. Il ne s’agit nullement de s’infliger une souffrance punitive pour mutiler mon corps, mais au contraire de rendre celui-ci plus en phase avec mon identité. Nous n'avons pas choisi notre enveloppe charnelle. Elle correspond rarement à notre soi à chaque étape de notre existence. Le tatouage est avant tout une réappropriation d’un corps dont on nous dépossède dès notre plus jeune âge.


« Marc, la petite, son dos ! », s’exclame ma mère. Marc, c’est mon père. Et la petite, c’est moi. J’ai 29 ans révolus, je suis mariée, j’ai un jeune enfant, mais je demeure éternellement « la petite ». Et Hélène vient de découvrir mon premier tatouage.


Pas un petit signe de l’infini dans le creux du poignet, ni un papillon sur la cheville. Encore moins mes initiales et celles de mon mari ou le prénom de ma fille et sa date de naissance dans un recoin secret que personne ne verra.


Un grand lotus tout coloré cicatrise tranquillement sur le haut de mon dos, entre mes omoplates.


Ma maman est horrifiée. Sa fille a toujours été un peu originale, certes, mais docile et raisonnable. Cela lui a épargné les piercings, les cheveux verts, les ongles de Cruella Denfer, les tenues ostentatoires… et les tatouages.


Ou pas.


J’attendais juste mon émancipation totale de la tutelle parentale. Études achevées haut la main. Boulot décroché illico. Amoureux de longue date épousaillé en grande pompe bourgeoise. Premier bébé porté et accouché à moins de 30 ans. Maison achetée. Au terme de 29 années à plus ou moins avoir respecté les codes et les règles d’éducation qui avaient balisé mon parcours, tout le monde s’accordait pour me classer dans la catégorie progéniture sage et autonome depuis son plus jeune âge, que l’on n’a pas besoin de ramener à l’ordre à tout bout de champ.


Après presque trois décennies de beaux bulletins, de félicitations du jury et d’itinéraire en ligne droite, j’avais l’impression d’avoir gagné les galons nécessaires pour saut(ill)er dans le terrier du lapin blanc. J’entrevoyais enfin la possibilité de m’arroger le droit de faire ce que bon me semblait avec un corps et une apparence qui avaient toujours été en net décalage avec mon tempérament profond.


Première étape : le lotus offert par le futur ex-époux pour mes 29 printemps. Avec cet ultime présent flamboyant, mon grand amour de jeunesse a sans le savoir et certainement sans le vouloir déclenché un processus de libération qui allait grandement faciliter ma renaissance de mes cendres après un divorce dévastateur. Une longue et souvent douloureuse émancipation de tout et de tous, mais surtout de la personne que je pensais devoir être aux yeux du monde et de mes proches.


Si le tatouage est une souffrance (essayez de rester parfaitement immobile pendant qu’un gros biker barbu et bourru vous lacère la jambe pendant des heures avec des aiguilles qui percent inlassablement votre chair), c’est surtout une réappropriation d’un corps dont les femmes sont très tôt dépossédées. Entre la puberté, les premières expériences physiques et sexuelles pas toujours plaisantes, l’épilation, les traitements « esthétiques » douloureux, les rendez-vous gyné, les grossesses, la violence des accouchements, les hormones contraceptives, les éventuelles opérations de chirurgie esthétique et surtout les régimes à répétition et toutes les autres tortures sportives et corporelles que nous nous faisons subir, je suis abasourdie que l’on désapprouve cette énième modification du corps féminin, exceptionnellement volontaire et souhaitée.


Ne vous méprenez pas : je ne suis pas adepte de la douleur et je déteste le bruit du pistolet qui pénètre ma peau et sa stridulation lorsqu’il approche des zones sensibles, cartilagineuses et innervées. Rien d’agréable à se faire tatouer. Nul plaisir sado-masoschiste refoulé chez moi. Je ne suis pas douillette mais j’ai vraiment dégusté.


Ce corps que la société m’enjoint à rendre menu, discret, lisse, jeune et glabre, je l’entrevois autrement que conforme au canon formaté, assagi et invisibilisé. Je ne me tatoue pas pour être plus belle ou plus rebelle/consensuelle aux yeux de l’une ou l’autre frange de la société. Je répugne à appartenir à une mouvance quelconque. Je me veux électron libre.


D’une part, mon côté artiste apprécie l’idée que ma peau soit le canevas sur lequel autrui exprime sa créativité, sa dextérité et sa maîtrise d’un art au sens premier du terme. Je veux que mon corps soit beau d’être décoré et que les regards qui se posent sur lui ne l’apprécient pas pour ses proportions idéales ou l’excitation sexuelle qu’il suscite, mais comme on regarde une toile dans un musée ou une sculpture dans un parc. Comme la promesse d’une histoire intéressante. Comme une œuvre, là aussi au sens premier du terme : un travail accompli, un ouvrage en cours, un processus.


D’autre part, mon côté frondeur a très rarement eu l’occasion et le luxe de prendre le dessus au fil d’un parcours de responsabilisation précoce et un sentiment exacerbé d’interdiction de devenir celle qui se rebiffe. Il m’a fallu prouver à moi-même et au monde que je pouvais être hors normes tout en assumant mes diverses (et lourdes) charges d’adulte sans démériter.


Le regretterai-je ? J’espère bien que non, car cela me coûterait un rein pour les faire disparaître tous. J’éprouve déjà une joie enfantine à dévoiler mes décorations ridées, parcheminées et rabougries à mes petits-enfants et mes arrière-petits-enfants, en leur racontant n’importe quelle carabistouille sur l’origine de chaque tatouage.


Une chose est certaine: je ne serai plus jamais la petite fille modèle.


N’en déplaise à ceux qui pensent qu’en m’encrant, je me gâche, alors qu’en réalité je m’ancre solidement.


N’en déplaisait à feu ma maman.

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